Ce n’est pas tant pour se rassasier de potins que j’ai eu envie de faire cet article, c’est que je souhaitais faire le point sur ma propre réflexion. Après avoir écrit mon texte, je ne me suis pas sentie légitime à le publier. J’ai ensuite vite compris que c’est parce que je devais être accompagnée de plusieurs réflexions et avis. C’est là que j’ai proposé à June de June and cie et Gilles de Au ciné ce soir, deux blogueurs qui ont bien des choses à dire sur le sujet.

Je vous laisse ainsi entre leurs mains expertes, et je reviens vers vous en fin d’article, car moi aussi j’ai des choses tranchantes à dire…

 

June de June and cie

Faut-il séparer l’homme de l’artiste ?

Non, ce n’est pas la question du bac de philo de l’année prochaine ou le titre d’un essai de la même matière. C’est le sujet de réflexion (épineux !) que Marion, cinéphile émérite du blog 28 films plus tard, a choisi de poser, pour marquer la rentrée, à un panel de blogueurs cinéphages dont je fais (malheureusement ?) partie.

C’est ça d’avoir des copinautes formidables…

Faites péter les porte-plumes, aiguisez les crayons, échauffez le poignet et faites chauffer la feuille blanche et les neurones. Vous avez 4h.

La part du Soi : émotion et projection

Le cinéma a ceci de particulier qu’il nous convie à l’émotion de façon réelle. Je veux dire par là qu’elle n’est pas provoquée en nous par une couleur, un mouvement, un enchaînement de note, elle est directement présente à l’écran et nous la prenons littéralement en pleine figure.
De fait, lorsqu’un acteur ou un réalisateur éveille en nous par sa performance des émotions positives, nous avons tendance à transposer sur lui dans le réel ce que le film nous a évoqué. Comme une forme de catharsis. Nous avons tendance à oublier que l’acteur n’est pas le personnage et le réalisateur n’est pas son œuvre.

Ce qui n’est pas totalement illogique car dans toute création artistique on investit une part de soi directe ou indirecte pour donner une vérité à l’émotion. L’acteur n’est pas son personnage, mais pour lui donner vie il va faire appel à des souvenirs, à une expérience de vie. Le réalisateur va projeter dans le film ce que, par exemple, la lecture de l’œuvre adaptée a suscité chez lui, en donnant ainsi une vision personnelle.

De ce fait, l’association que nous faisons inconsciemment entre l’homme et l’artiste peut paraître logique. Cependant, l’homme est excessif par nature et dans la projection que nous faisons, nous avons tendance à exiger que l’acteur, le réalisateur, le scénariste même soit conforme à l’image que nous nous en sommes fait à travers son œuvre. Ainsi, alors même que nous ne connaissons pas la personne dans le réel, nous nous sentons trahis si son comportement dévie, trahit une morale, une éthique que nous lui avions collé. Une image nous avions projeté sur lui à travers ses œuvres/films/interprétations, oubliant que nous ne connaissons pas l’homme derrière l’artiste.
Dès lors, une distance se créée par rapport à l’œuvre que l’on perçoit comme malhonnête. On la condamne avec son créateur. Mais l’homme et l’artiste sont-ils à ce moment-là pareillement condamnables ? Concrètement doit-on arrêter de regarder Cyrano de Bergerac parce-que Depardieu a des amitiés peu appréciables ou des comportements déplacés ? Doit-on brûler toute la filmographie de Polanski à cause de ses démêlés avec la justice ?

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Cyrano de Bergerac, Jean-Paul Rappeneau, 1990

La part de Dieu, la part du Diable

Épidermiquement, j’ai du mal à dissocier l’homme et l’artiste pour une raison somme toute assez simple : l’artiste en tant que personnage publique confère à l’homme (personnage privé) par contumace une forme de responsabilité morale.
La contrepartie de l’image publique qui alimente son business fait que, dans l’inconscient collectif, il lui incombe une sorte de devoir de respectabilité. Ainsi quand l’homme tombe, fatalement son œuvre s’en trouve éclaboussée. L’homme et l’artiste se trouvent liés.

C’est injuste et logique à la fois. C’est une dichotomie comme dirait Perceval.

Seulement prenons les choses différemment si vous le voulez bien. Et je vais ici me faire l’avocat du Diable. Imaginez un instant qu’on pousse le raisonnement jusqu’au bout et qu’on enlève toutes les œuvres de Gauguin à cause de son comportement douteux à Tahiti. Qu’on brûle toute l’œuvre de Céline à cause de l’homme particulièrement puant. Imaginez tout simplement qu’un jour, on frappe à votre ravissante maison art déco pour vous demander de déménager, car on a découvert que l’architecte était un infâme serial killer et qu’on va la démolir. Vous trouveriez cela absurde ? Avec raison.

Pourtant toute la problématique d’associer l’homme et l’artiste se trouve là. C’est un nœud gordien que l’on se doit de trancher. Notre morale et notre cœur nous poussent à les confondre, mais notre raison perçoit la limite du raisonnement.
Loin de moi l’idée de justifier certains comportements répugnants qui ont entaché le cinéma ces dernières années, ni d’invoquer une forme d’immunité artistique. Les hommes méritent d’être punis, à la hauteur de leurs crimes. Pas les œuvres. A moins bien évidemment qu’elles ne soient des incitations directes à des comportements amoraux. Mais, pour le dire ainsi et pardonnez-moi la métaphore, faut brûler la part de Dieu (le sublime de l’art), quand le Diable s’est manifesté ?

Je le dis, invoquant la froide raison comme Sherlock Holmes, et pourtant… Pourtant j’ai du mal à pardonner à Clint Eastwood son comportement durant la campagne d’Obama. Moi qui aimait tant le réalisateur et l’acteur, perçoit un divorce en moi face à l’homme. Est-ce que cela change ses qualités artistiques ? Absolument pas. Est-ce que cela change mon regard sur son œuvre ? Oui. Fondamentalement. Je me questionne sur sa part de sincérité. D’honnêteté. Tout en sachant que mon raisonnement est biaisé.

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Will Hunting, Gus Van Sant, 1997

De la même façon, voir le nom d’Havey Weinstein en tant que producteur délégué de Will Hunting (et de bien d’autres films) me blesse, comme si sa souillure entachait ces œuvres auxquelles il a apporté son soutien, sa contribution financière et/ou matérielle. Cela remet-il en cause la qualité de ces œuvres ? Certes, non. Au même titre que les accusations qui planent sur Woody Allen ne remettent pas en cause la qualité de ses films.
C’est sur ce point précis qu’il nous appartient d’opérer la rupture entre l’homme et l’artiste. De nous dissocier de l’émotionnel, de l’image que nous projetons sur l’homme et l’artiste confondus pour les séparer et laisser à César ce qu’il lui appartient. Quand bien même César aimerait passer sa vie au lupanar et qu’il finit derrière les barreaux.

 

Gilles de Au ciné ce soir

L’artiste vs. l’homme ? (suite)

Il y a quelques jours, avant que j’aille crapahuter sur la chaîne des Puys en Auvergne, Marion, la tenancière du blog 28 films plus tard, m’a contacté pour contribuer à un article participatif. Le sujet – selon ses propres dires – était polémique, pour ne pas dire sensible d’autant qu’il divise. Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? C’est la question épineuse que m’a posé Marion et pour être honnête, je n’ai pas une réponse toute faite, même si je m’étais posé la question à propos d’Alain Delon, lors du dernier Festival de Cannes. Depuis quelques années, en effet, nombre de cinéastes et d’artistes voient leur réputation ternie suite à des affaires de mœurs et autres scandales, sans oublier des prises de positions tendancieuses. Si, cela n’est pas nouveau en soi, ce qui change c’est l’ampleur et les conséquences. Dans le cadre de l’affaire Weinstein et ses suites – notamment #MeToo –, rare sont les histoires qui restent sous silence et qui n’en finissent pas d’éclabousser tel ou tel, au point de devenir persona sin grata.
Woody Allen en a fait les frais. Le réalisateur new-yorkais n’est plus en odeur de sainteté depuis les (nouvelles) accusations d’agressions sexuelles sur sa fille adoptive, Dylan Farrow. Le cinéaste de Minuit à Paris, Blue Jasmine, L’homme irrationnel ou bien encore Wonder Wheel a vu, purement et simplement, son dernier film Un jour de pluie à New York interdit de projection aux Etats-Unis.

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Un jour de pluie à New York, Woody Allen, 2019

Comme un malheur n’arrive jamais seul, certains acteurs tel Colin Firth, Owen Wilson, Marion Cottillard, Timothée Chamalet, ou bien encore Natalie Portman, ont déclaré ne plus vouloir, à l’avenir, participer à quelconque projet cinématographique avec lui.
Je ne vais pas vous mentir, je suis un fan de Woody Allen, disons que j’apprécie beaucoup son cinéma et son côté à la fois classe mais aussi ironique. Il y a toujours quelque chose de particulier, ce qui fait que lorsque le réalisateur américain sort chaque année, un nouveau long-métrage, ben j’y cours. Ce qui ne veut pas dire que j’oublie ou minimise la gravité des accusations à son encontre.
Depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein et #MeToo, la parole se libère et on pose les questions qui fâchent, ce qui ne peut être que salvateur. Toutefois, certains semblent confondre l’homme (ou la femme) mis en cause avec l’artiste et son travail, au risque de tout brûler et de tout renier, au-delà même des scandales de mœurs. Après tout, tout le monde (ou presque) s’accorde pour louer la carrière d’une certaine Brigitte Bardot, de son aura et (même) son apport au cinéma français (mais pas seulement), ce qui n’empêche pas de prendre ses distances avec elle, lorsqu’elle exprime ses opinions politiques très tranchées. Même son de cloche pour Charlton Heston, que je trouve génial et impressionnant dans Ben-Hur mais que j’ai trouvé pathétique dans Bowling for Columbine en raison de son soutien sans faille à la National Rifle Association (NRA), le très puissant lobby des armes américain ?

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Charlton Heston dans Bowling for Columbine, Michael Moore, 2002

Si l’homme ou la femme mis en cause peut-être condamnable (encore faut-il respecter la
présomption d’innocence), condamner l’artiste est d’une facilité débordante, comme si du jour au lendemain, cette personne ne méritait plus d’exister, n’avait aucune légitimité, comme si son travail n’était plus reconnu par ses pairs et comme si, surtout, on se reniait subitement. Après tout, on continue bien à lire Louis-Ferdinand Céline, à écouter Michael Jackson et même dire du bien d’Yves Montand !

Marion de 28 Films Plus Tard (oui c’est moi me revoilà)

R.Kelly, Woody Allen, Louis Ferdinand Céline, Michael Jackson, Charlie Sheen, Jean-Claude Brisseau, Alfred Hitchcock, Bill Cosby, David Hamilton, Roman Polanski,… La liste est malheureusement longue. Ces hommes sont des artistes internationalement reconnus et sont tous au cœur de polémiques; violences conjugales, agressions sexuelles, antisémitisme et autres joyeusetés tout aussi putrides. Ainsi la question Faut il séparer l’homme de l’artiste est un débat qui ressort à chaque scandale, c’est à dire à peu près toutes les semaines.

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Blanche Gardin à la cérémonie des Molières en 2018

Blanche Gardin lors de son passage aux Molières a dit : « Parce qu’il faut savoir distinguer l’homme de l’artiste… Et c’est bizarre, d’ailleurs, que cette indulgence s’applique seulement aux artistes… Parce qu’on ne dit pas, par exemple, d’un boulanger : ‘Oui, d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais bon, il fait une baguette extraordinaire.’ » . C’est ce que je ressens quand j’entends parler de distinction entre l’homme et l’oeuvre, même s’il faut y mettre plus de nuances. Car si l’oeuvre peut être reconnue et aimée, il est important de rappeler que ces œuvres n’auraient pas eu lieu d’exister si leur créateur avait été à leur juste place, c’est à dire enfermé dans une boite. Et cet argent gagné par l’entreprise de ce labeur a une odeur sucrée mais un arrière gout de merde en bouche.

Quand je vois un film de Woody Allen, tout ce qui parait à mes yeux est une morale abject. Je ne regarde plus l’oeuvre mais l’homme, dans toute son écœurante monstruosité. Car ses actes en tant qu’homme transparaissent dans ses films, et c’est là que le bas blesse. On ne lis pas les pamphlets antisémites de Louis Ferdinand Céline, on lit Voyage au bout de la nuit qui est un magnifique rendu social de l’époque de l’écrivain. Quand je vois une photographie de Hamilton, c’est toute l’horrible réalité qui transparaît. Mais quand je regarde The Artist, Fahrenheit 9/11 ou Pulp Fiction, je pense que (attention très très mauvais jeu de mots en approche, impact imminent… 3 …. 2 … 1 … ) Harvey Weinstein avait beaucoup de couilles (voilà…) pour porter ces projets, je ne vois pas toutes les carrières qu’il a détruite pour un « non », ni le pire…

Ce que je tente maladroitement de dire, c’est qu’à mes yeux, l’oeuvre de ces hommes mérite d’être aimée, étudiée, accrochez en des posters aux murs si ça vous chante! Mais à mes yeux leurs œuvres ne leur appartiennent plus, elle est la propriété du public, et si au travers d’elles l’abomination est perçue, alors l’oeuvre peut être répudiée. L’homme en tout cas l’est pour moi quoi qu’il en soit.